Les politiques familiales et vieillesses doivent-elles se rejoindre ?

Entretien avec Philippe Steck, directeur des relations internationales à la CAF

Afin d’apporter un éclairage différent au débat initié dans ce dossier, nous avons interrogé Philippe Steck sur les liens entre politiques familiales et politiques vieillesses.

Très bon connaisseur de la « branche famille » de la Sécurité sociale – il fut directeur des prestations familiales à la CAF (Caisse d’allocations familiales) pendant 25 ans –, Philippe Steck retrace les liens tissés entre les deux branches depuis la création de la Sécurité sociale.

Il nous fait également part de ses réflexions concernant l’importance des choix de politiques familiales pour répondre aux enjeux du vieillissement
de la population.

Quels sont les liens entre politiques familiales et politiques vieillesses ?

Elles sont apparemment disjointes, et l’on pourrait naturellement penser que les personnes âgées ne sont pas la cible des politiques familiales, centrées sur la petite enfance.

C’est en partie faux. Très pratiquement, la CAF touche les personnes âgées par plusieurs aspects. D’une part, depuis 1972, le temps passé par une mère à élever ses enfants (puis par mesure d’égalité, rapidement, le père), est assimilé à une activité professionnelle : nous versons donc aux régimes de retraite les cotisations correspondantes.

Par ailleurs, la majoration des retraites pour les femmes ayant eu des enfants est devenue petit à petit à notre charge quasi totale. Il ne s’agit pas de petites sommes puisque, tout compris, cela représente environ 15 milliards d’euros sur un budget total de 52 milliards.

Ces mesures contribuent à réduire de manière significative les écarts de pension entre hommes et femmes, même si les pensions des femmes demeurent encore plus faibles que celles des hommes.

D’autre part, la branche famille a dans son « giron » des allocataires qui sont des personnes âgées, puisqu’en 1971, nous avons étendu l’allocation logement – qui était réservée à l’origine aux familles – aux étudiants et aux personnes âgées et handicapées, considérés comme des catégories de population plus vulnérables.

Plus tard, aux alentours des années 2000, l’allocation a été étendue à l’ensemble de la population. Aujourd’hui, nous comptons six millions de bénéficiaires : trois millions de familles avec enfants et trois millions de personnes isolées ou de couples sans enfants à charge.

Enfin, on ne peut pas vraiment dire que la branche famille soit détachée des politiques vieillesses car elle a, pendant de longues années après-guerre, transféré ses excédents considérables au régime maladie et au régime retraite, alors déficitaires.

Vous semblez lier étroitement les politiques de la petite enfance aux enjeux actuels posés par la prise en charge de la dépendance.

Effectivement, si l’on raisonne en termes économiques et démographiques globaux, il y a clairement une relation. J’ai d’ailleurs trouvé étonnant que le sujet n’ait jamais été abordé par l’un ou l’autre des candidats dans le débat politique lors de la présidentielle.

Au-delà des aspects techniques que je viens d’évoquer sur les liens entre politiques familiales et politiques vieillesses, il me semble important de raisonner pour l’avenir en termes de cycles de vie et de relations intergénérationnelles.

J’ai la faiblesse de penser que le très bon taux de fécondité en France n’est pas sans lien avec les politiques familiales qui soutiennent le double désir des femmes, celui de travailler et de faire des bébés.

Le taux de fécondité en France est de 2,07 enfants par femme, pour un taux moyen de 1,5 enfant par femme en Europe. Si la France avait le taux de fécondité européen, elle aurait 70 000 naissances de moins tous les ans.

A partir de cette situation, je me suis amusé à faire des calculs en noircissant sciemment le tableau, en sous-estimant certains paramètres, en prenant un taux de chômage très élevé, une durée de cotisation plus courte… Même si ces calculs demanderaient une modélisation plus fine, ces 70 000 enfants qui naissent en plus tous les ans représentent un nombre important de futurs actifs qui vont exercer une activité professionnelle et – sous réserve de prendre en compte un certain taux de chômage – payer des cotisations sociales, des impôts…

Pouvez-vous développer ?

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Si l’on prend une cohorte sur environ 30 ans correspondant à ces 70 000 enfants, cette masse d’actifs offre une capacité de financement qui finit par peser plusieurs milliards d’euros (14 milliards si l’on se base sur un salaire moyen net de 1600 euros et des cotisations sociales à 40 %).

On peut bien sûr objecter que ces enfants supplémentaires ont un coût, mais, si l’on tient compte des données INSEE qui postulent qu’un enfant coûte environ 25 % du revenu de ses parents, cela revient à sept milliards environ : ils coûtent donc moins qu’ils ne rapportent au moment de leur activité, dans cette évaluation nette. Ainsi, et sous réserve de modèles économiques plus sophistiqués et des réformes qui seront ou ne seront pas faites sur les retraites et la dépendance, notre politique familiale permettra de financer plus facilement le vieillissement et la grande dépendance.

C’est pourquoi je me projette de manière optimiste sur le futur grâce à notre démographie plus équilibrée que celle d’autres pays. Si elle booste notre économie, produit plus de croissance et d’emplois, je pense qu’en France, nous aurons plus de facilité pour faire face au vieillissement dans toutes ses composantes. Attention, je ne dis pas que dans l’avenir les retraités auront des revenus plus élevés que les actifs…

Comment les autres pays européens se positionnent-ils sur cette question ?

Prenons l’Allemagne, toujours présentée comme le bon élève, avec une croissance solide, des entreprises dynamiques : elle commence à avoir une pointe d’angoisse au regard du vieillissement de sa population.

D’après de récentes projections démographiques, l’Allemagne aura en 2050-2060 un nombre d’habitants inférieur à celui de la France. Rappelons-nous qu’en 1800 la France était le pays le plus peuplé d’Europe. Elle a été progressivement dépassée par l’Allemagne, car la France fut le premier pays à entamer sa transition démographique au 18ème siècle, avec notamment les débuts de la maîtrise de la fécondité.

Pierre Goubert, historien structuraliste, a bien mis en avant ce phénomène en étudiant les archives des paroisses.

Des analyses ont fait apparaître que si nous avions eu le même calendrier que des pays comme l’Allemagne ou le Royaume-Uni, qui ont entamé plus tardivement leur transition démographique, nous ne serions pas 64 millions mais 140 millions… il s’agit de phénomènes gigantesques !

La courbe est donc en train de se recroiser en sens inverse : la France va redépasser l’Allemagne à l’horizon 2050-2060. Le pays le plus peuplé d’Europe sera le Royaume-Uni qui a un bon taux de fécondité et une immigration plus forte que chez nous. En France, l’accroissement naturel de population s’explique pour un quart par l’immigration et pour les trois quarts par le taux de fécondité.

Pour tous les pays transfrontaliers (Belgique, Espagne…) c’est l’inverse : l’accroissement naturel est dû pour les trois quarts à l’immigration et pour le quart au taux de fécondité… Grâce à notre démographie équilibrée, nous aurons plus de facilité à faire face au vieillissement dans toutes ses composantes.

La politique familiale française est-elle un modèle pour les autres pays ?

aide familiale

Des pays comme le Japon, la Corée du Sud (avec un taux de fécondité de 1,1 à 1,2 enfant par femme), qui se soucient
de leur évolution démographique, viennent nous voir et se demandent pourquoi la France est la seule en Europe à avoir ce bon taux de fécondité.

Notez qu’ils viennent nous voir, nous Français, ils ne vont pas en Suède, présentée par certains comme un paradis social, alors qu’elle a au demeurant un bon taux de fécondité, à 1,7 enfant, tout en se défendant d’avoir une politique nataliste…

La politique familiale française n’est pas non plus une politique nataliste, elle vise à permettre la conciliation de la vie professionnelle et de la maternité, par la mise en place d’une politique d’accueil du jeune enfant.

Il est vrai qu’à la Libération, la politique familiale était une politique nataliste, avec le modèle de la femme au foyer. Mais il faut se rappeler que, durant l’entre-deux guerre, 30 % des couples n’avaient pas d’enfant. C’est aussi aujourd’hui la situation de l’Allemagne, voire même, lorsque la femme est diplômée de l’enseignement supérieur, 42 % des couples qui n’ont pas d’enfant.

En Allemagne, l’architecture d’accueil du jeune enfant est insuffisante, c’est pourquoi les femmes préfèrent assurer leurs carrières. Alors qu’en France, le basculement de l’orientation de la politique familiale a eu lieu très précisément en 1972, avec le plan famille « ChabanDelmas – Delors » qui crée l’allocation pour la garde des enfants afin d’appuyer le travail féminin, et prend en compte le fait que les femmes peuvent désirer à la fois avoir des enfants et mener une carrière professionnelle.

Depuis 1972, les changements de gouvernements et de majorité n’ont pas bousculé ni heurté la continuité de cette politique familiale, qui se poursuit sur le même axe. Ce qui n’est pas le cas pour les autres branches, notamment la branche retraite…

Notre système de protection sociale garantit-il une équité dans le traitement des différentes générations ? A titre d’exemple, François Hollande a davantage insisté sur la jeunesse pendant sa campagne …

S’il était à ma place, il vous répondrait sans doute qu’avec son contrat de génération, il regarde les deux bouts de la chaîne : « gardez un senior, prenez un jeune ». Les études montrent, par ailleurs, que l’on vit d’autant mieux et plus vieux que l’on a travaillé longtemps…

Il faut faire attention et distinguer les âges légaux de départ à la retraite – 70 ans en Finlande, 67 ans en Espagne – et les âges réels. Les écarts sont plus resserrés que l’on ne pense. Le modèle suédois par exemple a ses limites : le départ en retraite est plus tardif que chez nous mais entretemps, de nombreuses situations d’invalidité surgissent.

Je vois mal comment – mais ça n’engage que moi – ne pas repousser l’âge de la retraite dans cette optique d’équité et de capacité de financement.

Que pensez-vous de la création d’un risque « dépendance » ?

guide retraite

Rappelons qu’en 1950 la branche famille représentait 50 % des dépenses totales de la Sécurité sociale du régime général. Pendant les trente glorieuses, la retraite et l’assurance maladie, ont monté en puissance.

Avec à l’époque une croissance forte, des salaires qui évoluaient plus vite que les prix, et des prestations familiales qui étaient indexées sur les prix, pas sur les salaires, la branche famille s’est retrouvée dans une situation structurellement excédentaire.

En 1971, quand l’allocation aux adultes handicapés a été créée, le commissariat au plan s’est posé la question de la création d’une branche supplémentaire à la Sécurité sociale pour les personnes handicapées.

Des spécialistes éminents ont planché sur la question et ils ont considéré que la banche famille saurait gérer ce type de prestations puisqu’elle en avait l’habitude. La tentation était aussi très forte de faire porter le financement par la branche famille, excédentaire… Voilà comment la branche famille s’est retrouvée à s’occuper du risque « handicap ».

Pour autant, à ma connaissance, nous ne sommes pas associés aux réflexions en cours sur la réforme de la prise en charge de la dépendance lancées par la Ministre déléguée aux personnes âgées et à l’autonomie, ni d’ailleurs n’avons été associés aux précédentes réflexions menées par l’ancienne majorité.

A présent, alors que la CAF a désormais un déficit structurel prévu pour durer jusqu’en 2017, voire 2025, il est moins tentant de prendre à notre charge une autre prestation.

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